Un dialogue entre Alain et Igor
Alain Jacobs, animateur du Grimoire de Mnémosyne m'a très aimablement proposé une interview. J'ai donc joué le jeu du question-réponse. Certaines choses ont déjà été dites par ailleurs dans le site, mais pour les passionnés qui souhaitent en savoir plus, vous trouverez ici quelques informations inédites.


Alain Jacobs : Pourriez-vous présenter les tarots que vous réalisez…
Igor Barzilai : Il s’agit de tarots que je créé à partir d’iconographie ancienne ou en réalisant mes propres dessins et que j’édite suivant deux procédés. Le premier est artisanal : je produis moi-même les cartes à partir d’une technique de fabrication qui date du XIVe siècle, consistant à contre-coller trois feuillets ensemble : deux de teinte ivoire (le papier au pot pour la face et le papier cartier pour le dos) entre lesquelles vient s’insérer une feuille sombre, la main brune. Le résultat est une carte rigide au toucher et à l’aspect ancien. Le second est un procédé plus classique aux vues des méthodes de fabrication cartières actuelles, consistant à imprimer en offset les images sur une carte blanche. C’est la raison pour laquelle je qualifie ce dernier types de réalisation de classique et le premier d’artisanal.


illustration à propos des tarots
Détail d'une carte contre-collée, ici sur un carton épais pour une série « à la carte »

A. J. : Hormis le tarot de Blain qui est votre création, qu’en est-il de vos éditions de Nicolas Conver et de Nicolas Rolichon. S’agit-il de reproductions, de restitutions ou de restaurations ?
I. B. : Dans la sphère des tarophiles, il y a parfois confusion entre ces trois termes. Personnellement, je préfère m’en remettre aux véritables définitions qui sont à la fois celle que l’on trouve dans un dictionnaire et que l’on utilise dans le milieu de l’art en général. La restauration consiste à remettre en état une œuvre d’art ou un objet ancien qui est abimé, en agissant directement sur celui-ci ; Une reproduction ou un facsimilé est une réplique, cherchant à être absolument identique à l’original, par exemple par procédé photographique. Mes créations ne sont donc ni des restaurations, ni des reproductions, mais plutôt des restitutions. Une restitution tend à reproduire l’original, c’est la raison pour laquelle je préfère ce terme en ce qui concerne le tarot de Nicolas Conver. Dans le cas du tarot de Nicolas Rolichon, c’est un peu différent car le trait a véritablement été restauré en ce sens qu’un traitement a été réalisé à partir de la planche originale. Mais d’autres opérations telles que l’ajout des couleurs font qu’il s’agit bien plutôt globalement d’une restitution. En clair, ces deux tarots, de Conver et de Rolichon, sont bien des restitutions.






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Contre-collage d'une planche.

A. J. : Votre travail me fait penser à celui de Jean-Claude Flornoy mais vous n’utilisez pas les mêmes méthodes que lui. Vous n’avez peut-être pas les mêmes intentions.
I. B. : En effet, Il y a de fortes similitudes avec le travail de Jean-Claude Flornoy et ce n’est pas par hasard. Au tout début, la découverte de son travail ainsi que celui d’autres artisans dans des domaines connexes, m’a fortement inspiré. À cette époque je souhaitais reproduire le tarot de Nicolas Conver en utilisant les méthodes du XVIIIe siècle. Pour obtenir un résultat le plus proche possible de l’original, j’aurai voulu aborder la gravure sur bois et la mise en couleur au pochoir. Mais pour des raisons de temps d’apprentissageet de coût de réalisation, j’ai mis au point des techniques permettant d’obtenir un résultat similaire pour un temps acceptable. Dans le sens où Jean-Claude Flornoy et moi avions tous deux le souhait d’atteindre un certain niveau de fidélité avec l’original, il me semble que nos intention sont très proches.






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Restitution au pinceau, du trait du Bateleur de Nicolas Conver.
A. J. : Comment reproduisez-vous le trait des images des cartes pour les tarots de Conver et de Rolichon ?
I. B. : Cela s’est passé différemment pour l’un et l’autre. Pour le trait du Conver, je l’ai réalisé à l’encre noire appliquée au pinceau sur des planches agrandies deux fois et demi, pour obtenir une meilleure précision. L’intérêt du pinceau et qu’il permet varier l’épaisseur du trait, effet que l’on retrouve en gravure sur bois. Ce fut un travail long à la fois en terme de recherches iconographiques et au niveau de la technique d’encrage. Ce travail a exigé de continuelles comparaisons entre les différentes éditions dont je disposais, car le tracé a beaucoup évolué au cours des décennies. Je me souviens avoir étudié une dizaines de modèles datant de 1760 à 1960 pour déterminer chaque détail qui me paraissait discutable. Dans le cas du Rolichon cela a été très différent, car disposant d’images en noir et blanc dispensées de mise en couleur, j’ai pu récupérer directement les traits sans avoir à les redessiner. Mon travail a essentiellement consisté à nettoyer les images d’une centaine de tâches chacune et d’y ajouter les quelques manques dus à des traits effacés.



Tarot de Nicolas Rolichon
Chaque carte du tarot de Rolichon a subit une centaine de correctifs (ici en rouge) pour obetenir un trait de « bois remis à neuf ».

A. J. : Par opposition à un facsimilé, ne pensez-vous pas qu’une restitution ne risque de trahir l'original. Ne dénature-  t-on pas le trait et la couleur. Ce risque est-il important à vos yeux ?
I. B. : Oui, il est même essentiel. Comme je le disais, ma motivation première était au tout début d’obtenir un résultat le plus fidèle possible. Au cours de mon travail, j’ai vite compris que redessiner et mettre en couleur avec les outils actuels m’amenait à m’éloigner du résultat d’un exemplaire original tel qu’on l’obtiendrait avec un facsimilé. En effet, un original de Nicolas Conver présente des défauts : effacements du trait noir, débordements et bavures de la mise en couleur au pochoir. Ces imperfections inhérentes aux méthodes de l’époque n’étaient pas due à une volonté de leur auteur, mais plutôt aux impondérables des techniques mises en œuvre. J’ai alors compris que la fidélité que je recherchais n’était pas tant d’obtenir le même résultat, mais plutôt d’avoir la même démarche que l’auteur original. Je cherchais à réaliser un tarot tel que Nicolas Conver aurait peut-être souhaité l’obtenir lui-même, c’est-à-dire sans débordement de couleur ni effacements de traits noirs. C’est pourquoi j’ai plutôt tendance à considérer que ma réalisation du tarot de Nicolas Conver respecte, non pas l’orignal lui-même, mais l’esprit de l’original. Cela est d’autant plus vrai à propos de l’enveloppe dont nous ne connaissons pas du tout l’aspect et que j’ai dessiné en m’inspirant d’autres enveloppes de la même époque ainsi que des cartes numérales du tarot de Nicolas Conver.









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Crayonné de l'enveloppe du tarot de Nicolas Conver

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La même enveloppe après encrage

A. J. : Comment est né le tarot de Blain ?
I. B. : Cela me ramène bien loin en arrière lors de ma découverte des tarots dans un livre que l’on m’avait offert pas hasard. J’avais totalement dévoré l’ouvrage qui avait été pour moi comme une révélation inspiratrice à différents niveaux : symboliquement, spirituellement et bien entendu graphiquement. Sans attendre, j’ai commencé à faire quelques dessins spontanés au crayon sur le premier support qui m’est tombé sous la main, une feuille scolaire quadrillée. Ces dessins ne ressemblaient absolument pas au tarot de Blain actuel, mais ils avaient un style enfantin qui me touchait et me donnait envie d’aller plus loin. Après avoir dessiné deux arcanes et les avoir mis en couleurs, j’étais très enthousiaste à l’idée d’aller jusqu’au bout, mais je sentais que si je devais me lancer dans la réalisation des vingt-deux arcanes, il fallait que ce soit un travail mûrement réfléchi. Je me suis donc donné une ligne de conduite basée sur des règles esthétiques primordiales simples, permettant à tous les arcanes de partager une homogénéité graphique.

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Les arcanes du tarot de Blain sont basés sur une trame orthogonale.

A. J. : Quels sont les jeux anciens qui vous ont inspiré pour la conception du tarot de Blain ?
I. B. : Dans le livre dont je vous parlais et qui m’a initié aux tarots, les images étaient celles de l’ancien tarot de Marseille de Paul Marteau (1930). Mes premières recherches historiques m’amenèrent vite à l’ancêtre du tarot de Paul Marteau, celui de Nicolas Conver (1760). Remonter plus loin équivalait à obtenir un graphisme différent, ce que je ne souhaitais pas car ces images avaient certaines qualités que je risquais alors de perdre. C’est donc le tarot de Nicolas Conver qui m’a servi de modèle.
illustration à propos des tarots illustration à propos des tarots
Un chemin vers les origines parcouru par nombre d'entre-nous : du Marteau au Conver
A. J. : Quelle part de liberté vous êtes-vous accordé par rapport à ces références ?
I. B. : Assez peu. Chaque symbole a été reproduit avec la plus grande fidélité qu’il m’était possible d’atteindre. On peut par exemple, comparer les touffes d’herbes pour lesquelles je me suis fait un devoir de respecter le nombre de brindilles ou le nombre de boutons de chemise de certains personnages. Je voulais que quelqu'un habitué au tarot de Conver ou de Marteau puisse utiliser mon tarot en y retrouvant tous les symboles qui lui étaient familier. En définitive, la part de liberté ne s’est exprimée que dans le style graphique et dans la mise en couleurs.


A. J. : Qu’en est-il des couleurs
du tarot de Blain ?
I. B. : J’ai d’abord employé les couleurs du tarot de Nicolas Conver, mais lorsque j'ai eu mon premier prototypes en main, je n’en étais pas satisfait. Parallèlement, il se trouve que je faisais des recherches en colorimétrie en partant des premières découvertes sur ce sujet (Newton, Boutet et Goethe), pour arriver à des travaux plus récents dont le triangle de Maxwell et la remarquable classification de Munsell. Au départ, ces investigations n’étaient pas destinées au tarot, mais il se trouve qu’une mise en relation semblait intéressante. À la même période, j’étudiais aussi les mandalas et voyait des correspondances possibles avec les tarots, en découpant un cercle en vingt rayons correspondant aux arcanes un à vingt (les deux arcanes de bout restant étant placés aux centre de la figure). C’est la rencontre de ces trois éléments qui a déterminé les teintes du tarot de Blain : la colorimétrie, mes dessins et les mandalas.



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Le tarot de Blain suit une gamme de couleur chromatique.

A. J. : Vous avez, il y a peu, publié le tarot de Nicolas Rolichon. Que pouvez-vous nous en dire ?
I. B. : Il y a deux ans environ, je m’intéressais à l’histoire de l’ésotérisme et cherchais dans des ouvrages anciens comme récents tout ce que je pouvais trouver sur ces hommes et ces femmes en quête de réponses aux grands mystères. Je me penchais sur toutes sortes d’ouvrages historiques et encyclopédiques. La découverte de l’article d’Henry Decharbogne sur les tarots dans une ancien Larousse de 1919 a évidemment été une grande surprise car je découvrais un tarot qui était absolument inconnu. Il m’a semblé évident que ces images méritaient d’être reproduites sous forme de cartes. La partie la plus délicate fut la mise en couleurs, car je ne disposais d’aucun indice, si ce n’est deux tarots similaires mais provenant de cartiers plus récents. J’ai donc imaginé trois mises en couleurs que j’ai soumises sur deux forums, l’un francophone et l’autre anglophone : le Fabuleux forum du tarot et Aeclectic. Les internautes m’ont grandement aidé en donnant leurs préférences et surtout leur avis accompagnés d’arguments très réfléchis. Cela nous a permis de partir sur une des trois pistes et de l’affiner.



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Les vingt-deux arcanes du tarot de Nicolas Rolichon proviennent d'une ancienne encyclopédie de 1919.

A. J. : Si je ne m’abuse, c’est un inédit et une idée originale
I. B. : Oui ce tarot n’avait encore jamais été restitué, j’en ai donc d’abord réalisé une édition artisanale, puis trois mois après une édition classique. En effet, l’idée est originale car à ma connaissance, cela ne s’était encore jamais fait de produire un tarot à partir d’une ancienne planche en noir et blanc et de faire des recherches pour tenter de trouver des teintes réalistes. Mais d’un autre côté, je ne pense pas avoir eu une idée si originale que cela, car après tout si je ne l’avais pas fait, il est fort probable que quelqu’un d’autre s’en serai chargé. La découverte de cette planche en noir et blanc appelait implicitement un travail de restitution.


A. J. : Comment est-il possible que ce jeu n’ait laissé aucune trace si ce n’est dans un dictionnaire ?
I. B. : Il est évident que de nombreux autres jeux ont disparu parce qu’il n’ont pas survécu aux temps. La plupart n’ont pas eu la « chance » d’avoir été reproduits sous la forme d’une planche encyclopédique avant de disparaître. Pensez que nous ne connaissons qu’une seule édition du Vieville, deux du Dodal, alors que tous deux ont été produit à leur époque à des milliers d’exemplaires. Ce sont les rares rescapés, alors que de nombreux autres ont disparu pour toujours. Mais peut-être qu’un jour la planche d’Henry Decharbogne réapparaitra soudainement. Récemment, j’ai découvert un tarot du début du XXe siècle, absolument inédit et dont j’ai pu acquérir une dizaine de planches originales d’assez grand format. Il semble n’avoir jamais été édité, je n’en ai trouvé nulle trace dans l’encyclopédie Kaplan ni ailleurs. Il existe certainement de nombreux tarots qui n’ont laissé aucune trace et qui seront découvert au fil des années à venir…



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Le tarot de Nicolas Rolichon en édition artisanale.

A. J. : Ce jeu me fait furieusement penser à celui de Jean Dodal. À tort ou à raison ?
I. B. : C'est très juste, le tarot de Nicolas Rolichon est du même type que celui de Jean Dodal ainsi que celui de Jean Payen. On les classe dans les tarots de type I, de même que celui de Jean Noblet (mais ce dernier est tout de même à part). Lorsque j’ai commencé à y travailler, j’ai mené en parallèle des recherches historiques sur la famille Rolichon à partir des archives de la Bibliothèque nationale ainsi que sur Henry Decharbogne. C’est ainsi que j’ai retrouvé le contact de sa petite fille et ai pu correspondre avec elle. J’ai également pris contact avec Thierry Depaulis qui a très aimablement accepté d’effectuer une dernière relecture du livret d’accompagnement du tarot de Nicolas Rolichon. Pour des raisons évidente de similitudes, il y est également question des tarots de Dodal et Payen. Ces trois tarots font partie de la même famille.











Tarot de Nicolas Rolichon
Livret d'accompagnement du tarot de Nicolas Rolichon, illustré de figures originales de ce tarot

A. J. : Finalement, avez-vous une idée quant à l’attrait apparemment toujours d’actualité pour le tarot de Nicolas Conver ?
I. B. : La plupart des tarologues ont commencé avec le tarot Grimaud de Paul Marteau. Dès qu’ils en recherchent l’origine, ils remontent à celui de Nicolas Conver à l’iconographie particulièrement plaisante, avec ses traits fins et sa mise en couleur plus subtile.


A. J. : Comment et pourquoi ce tarot s’est-il longtemps retrouvé comme référence pour nombre d’amateurs des tarots ?
I. B. : Le succès de ce jeu est du à un concours de circonstances. D’abord, le dessin du tarot de Nicolas Conver a un style plus académique que celui des jeux antérieurs : les personnages sont mieux proportionnés, ont des postures plus naturelles et les visages ont moins tendance à grimacer. Pour ces raisons, il est possible qu’à l’époque, ce modèle ait séduit les joueurs. Ensuite il a été produit par Nicolas Conver qui fut graveur à la cour du Roi. Ce prestige lui a certainement ouvert de nombreuses portes et assuré une belle carrière, permettant de diffuser massivement son tarot. C’est d’ailleurs certainement pour cette raison que l’on a pu retrouver plusieurs éditions du XVIII ou du début du XIXe siècle, donc assez proches des premières productions de Conver. Enfin, le fait qu’un grand éditeur tel que Grimaud en ait produit une variante en 1930, justement nommée « Ancien tarot de Marseille », a permis de relancer ce modèle. Son succès a été renforcé par le fait qu’étant le principal tarot disponible sur le marché durant tout le milieu du XXe siècle, c’est celui qui a le plus été représenté dans les ouvrages de tarologie, faisant par la même, la promotion du tarot de Grimaud. Ce sont tous ces faits, et peut-être d’autres moins évidents, qui ont en fait un tarot de référence.









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L'ancien tarot de Marseille de Paul marteau, édité par Grimaud en 1930.

A. J. : Si l’envie me prenait de participer à la remise à flot d’un de ces vieux navires, quels tarots serait-il intéressant de sortir de l’ombre ?
I. B. : Chaque tarot présente un intérêt. Certains sont beaux, d’autres curieux, d'autres encore parlent à notre inconscient et semblent donner des réponses pratiques. Si vous souhaitiez restituer un tarot, je vous conseillerai de vous pencher avant tout sur un jeu dont les images vous parlent.


A. J. : Que pensez-vous de la tentation de créer son propre tarot ? Est-ce un crime et un manque de respect de ce qui a déjà été fait . Ou voyez-vous cela comme une contribution tout à fait respectable à la grande histoire des tarots ?
I. B. : Créer son propre tarot est une aventure merveilleuse. Les images des vingt-deux arcanes majeurs présentent les principaux archétypes de la vie. On y retrouve les situations face auxquelles l'humanité est confrontée dans son quotidien comme sur le long terme. Il s'agit de préoccupations universelles : la chance, la volonté, l’amour, la mort… tout cela sur un fond de quête initiatique. C’est donc un support particulièrement stimulant qui propose un espace d’expression illimité et adaptable à chacun. S’inspirer d’anciens tarots pour créer une nouvelle œuvre, je n’y vois là aucune marque de manque de respect. Peut-être même au contraire une certaine forme d’hommage. Quelle que soit sa source, réalisée avec sincérité et talent, toute nouvelle création est positive et enrichit le paysage culturel.








Un graveur sur bois - jeu de cartes et tarots
Les graveurs s'inspiraient du travail de leurs prédécesseurs pour réinventer le tarot : une tradition inspiratrice…