Interview
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Alain Jacobs : Vous proposez dès
à présent le
Tarot d'Oswald Wirth... Pourquoi sortir ce jeu du placard ?
Igor Barzilai : En recherchant les origines du tarot
de Paul Marteau,
j'étais remonté, comme bon nombre de tarophiles, à celui de
Nicolas Conver. Il m'arriva la même chose, après avoir lu le Tarot des
imagiers du Moyen-âge de Oswald Wirth (édition Tchou
1966) :
Intrigué par le tarot qui y figurait, je me suis lancé
dans une enquête qui révélait les origines de ces images. En
réalité, elles avaient été dessinées par Michel Siméon dans les années
1960, en s'inspirant d'un exemplaire dessiné par
Oswald Wirth en 1926, et qui
accompagnait originellement la première édition de son ouvrage. Mais en
poussant les recherches, on arrivait à un original que le même Oswald
Wirth avait dessiné puis publié en 1889. J'ai tout de suite été séduit
par ces images au dessin à la fois simple dans son traitement graphique
(très proche de l'école belge de bande dessinée) et à la fois riche en
symboles. Il n'en existait alors aucune réédition et comme je
souhaitais en disposer d'un exemplaire que je pourrais tenir en main,
j'ai envisagé de le créer. Je souhaitais qu'il soit dans son format
original, sur une carte épaisse, avec son dos vert d'eau. C'était une
envie personnelle et lorsque, grâce à une amie, j'ai pu m'en procurer
les images en haute qualité, j'ai tout de suite réalisé un facsmilé.
Tenir en main ces images de grand format était très agréable et puisque
ce tarot m'était apparu comme une nécessité pour moi-même, je me suis
dit que d'autres amoureux des tarots seraient sûrement heureux de
pouvoir aussi
en
disposer. C'est à ce moment que j'ai envisagé d'en créer une édition et
que j'ai commencé à travailler à sa restitution.
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Édition de 1926 par Oswald Wirth
Dessin de Michel Siméon, 1960c
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A. J. : Qu'est-ce qui peut
encore
justifier un travail de restitution d'un Tarot en lieu et place d'un
fac-similé (de qualité !), respectueux de l'original, sans
interférence,
volontaire ou non ?
I. B. : La qualité et l'authenticité. Mais pour répondre correctement à
cette question, il est nécessaire de bien comprendre la
différence qu'il y a entre un facsimilé et une restitution.
Dans les cas de la fabrication cartière, un facsimilé est une réimpression faite à partir d'un ancien jeu. Ce sont des images scannées puis réimprimées telles quelles. On y voit donc des artefacts dus à l'impression du trait, des débordements de mise en couleurs ainsi que des tâches ou des traces d'usures : tout un ensemble de particularités qui contribuent au charme du facsimilé. La restitution, quant à elle, consiste en une nouvelle création des images afin d'en produire un exemplaire de jeu tel qu'il l'était à l'origine donc sans tâches d'usures, avec un meilleur contrôle des couleurs (un exemple flagrant est le vert du tarot de Nicolas Conver) et avec la possibilité d'apporter des corrections, comme la « réparation » du trait ou l'application des couleurs sans débordement (tels les légers décalages de la couleur du papillon, ci-contre). De ces deux méthodes, l'une n'est pas forcément meilleure que l'autre, elles présentent chacune leurs avantages et leurs inconvénients. Le facsimilé donne un aspect ancien très charmant, mais en y regardant de plus près on constate que les tâches et salissures sont imprimées avec un effet de tramage, ce qui est loin d'être authentique. D'un autre côté, la restitution offre un jeu dont les marques d'usures seront bien réelles (lorsqu'elles se seront faites à l'usage), mais tant qu'elles n'ont pas encore beaucoup servies, les cartes ont l'air neuves comme si on les avait sorties de leur enveloppe au xvıııe siècle. Au final, je pense que ce sont deux philosophies différentes qui correspondent à deux publics différents. Je fais personnellement partie de ceux qui préfèrent un jeu dont les tâches ne sont pas fictives, qui présentent une application de couleurs vives ainsi qu'un trait bien lisible. Cette préférence personnelle est renforcée par le fait que la plupart des facsimilés présentent d'autres caractéristiques qui les rendent peu conformes aux originaux : surface plastifiée et coins arrondis, donnant souvent un aspect trop clinquant pour être vrai. Cela ne m'empêche pas de disposer de nombreux facsimilés dans ma collection et d'avoir du plaisir à les contempler et à les étudier. Ma restitution du tarot de Nicolas Conver a été réalisée à partir d'un exemplaire original, mais j'ai eu recours à plusieurs facsimilés pour corriger des centaines de détails du trait et mieux orienter la palette des six couleurs. |
Facsimile de l'Étoile d'Oswald
Wirth (1889)
Restitution artisanale
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A. J. : Le Tarot
occulte, perpétué par
Oswald Wirth, n'est-il pas, pour reprendre l'ouvrage Tarot, jeu et
magie, un « détournement », une dérive
préjudiciable et
condamnable ?
I. B. : Dans Tarot, jeu et magie, Thierry Depaulis ne
va pas
jusqu'à considérer l'occultisme comme préjudiciable ou condamnable
(voir pages 131 et 132). Son point de vue, en tant qu'historien, est
heureusement factuel. De même l'article qu'il a écrit à propos du tarot d'Oswald
Wirth ne dépasse pas la description historique (page 139). Il s'en
tient donc, aux faits qu'il relate, sans porter de jugement, ce qui est bienheureux. Toutefois,
il présente effectivement l'occultisme pratiqué à partir des jeux de
cartes, comme un « détournement ». En effet, les
tarots sont à l'origine un jeu de cartes à jouer et non un outil
divinatoire. C'est bien plus tard, que les cartes sont détournées de
leur usage premier (ludique) pour devenir le support d'un système de mancie, puis
à
partir du milieu du xıxe
siècle, un objet de pratiques et de théories
occultes. C'est ainsi que certains auteurs ont même été jusqu'à créer
leur propre tarot, spécifiquement adapté à leurs idées.
Quant à déterminer si le tarot occulte est préjudiciable ou condamnable, cela pose la question de savoir si un tel tarot est en mesure de faire quelque chose de mal qui justifierait qu'on le condamne. En soi, un tarot quel qu'il soit, ne fait pas de mal : c'est le cartomancien qui, suivant l'emploi qu'il en fait, peut faire le bien ou le mal. Cela varie suivant ses intentions et la maîtrise qu'il a de lui-même et de son tarot. Même bien intentionné, nul n'est à l'abri d'une maladresse. Enfin, on peut aussi se demander quelle est l'intention de l'auteur du tarot car s'il véhicule des idées très négative qui se ressentent dans les images, on peut là aussi, envisager de condamner son œuvre. En général, les créateurs de tarots sont des personnes bien intentionnées qui proposent à travers des images, un outil d'introspection pour mieux se comprendre et aider son prochain. Bien entendu, il y a des exceptions, dont le cas le plus connu est certainement celui du tarot d'Aleister Crowley, que certaines personnes jugent satanique en raison des l'aspect sulfureux de son auteur. Mais mis à part quelques rares cas, la plupart des tarots et oracles, qu'ils soient occultes ou non, sont bienveillants. Dans le cas d'Oswald Wirth, on est même en présence d'une forte bienveillance. Il n'y a qu'à lire ses ouvrages pour se rendre compte qu'il était avant tout un homme de bien, philosophe et humaniste. |
Un ouvrage incontournable, par
Thierry Depaulis
L'Étoile, telle que conçue par
Aleister Crowley et réalisée par Marguerite Frieda Harris.
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A. J. : C'est
davantage la filiation des
idées qui semble occulte en la matière : qui initie quoi, qui
s'inspire de qui... par ailleurs, que reste-t-il de cette manœuvre
encore peu connue ?
I. B. : L'histoire de l'occultisme est un vaste
domaine dans
lequel s'enchevêtrent de nombreuses ramifications. À la question
« Qui s'inspire de qui », lorsque
l'on recherche les premiers penseurs, il faut remonter à la
préhistoire
de l'occultisme, qui commence dès que l'homme donne un sens symbolique
(et donc invisible, ou occulte) aux choses qui parviennent à ses sens,
et dont les premières œuvres d'art sculptées et peintes sont lesp lus anciens témoignages.
C'est là que commence l'occultisme : c'est-à-dire, le fait de
révéler le sens invisible (indissociablement lié à la vie spirituelle)
à des
choses purement matérielles. Par la suite, et selon les cultures, on
voit apparaître des objets aux vertus magiques, qui sont réservés à
des cérémoniels particuliers. Durant l'antiquité, des penseurs vont
commencer à proposer des idées pour expliquer tout ce qui est sujet à
question et à discussion. Et plus tard encore, un occultisme littéraire
se fait jour, proposant parfois des théories, et donc des explications
mettant en rapport les causes et les effets. C'est à ce moment que des
idées très variées se font jour sous diverses formes :
l'alchimie, la magie, la mantique, la numérologie, l'astrologie, la
kabbale…
En matière de filiation, le tarot d'Oswald Wirth de 1889 (ainsi qu'un certain nombre d'idées qu'il expose dans son ouvrage de 1927), est directement inspiré par les écrits d'Éliphas Lévi (milieu du xıxe siècle). Si l'on cherche les origines de ce dernier, on se rend compte qu'on en trouve les traces dans la kabbale, et en particulier dans le Sepher Ha Zohar que Moïse de León a compilé au xvıııe siècle. Ces compilations puisent elles-mêmes dans des écrits plus anciens, dont le Sepher Yetsirah peut être considéré comme le premier maillons kabbalistique. Ces anciens textes sont en partie des interprétations de la Torah, c'est-à-dire, de l'Ancien testament. Pour remonter aux premiers inspirateurs, cela nous mène à la mythologie babylonienne et encore avant à la tradition orale. |
On imagine difficilement que la
seule fonction d'une statuette préhistoriques soit décorative. Quelle
est l'intention du sculpteur et à quelles projections spirituelle les
« spectateurs » sont-ils amenés.
Écrit vers 360 av. J.-C., le Timée
de Platon, figure
parmi les nombreuses tentatives d'explication de l'Univers, sous forme
d'une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de
l’âme humaine.
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A. J. : Sans Wirth et
ses comparses, le
Tarot serait-il toujours Vivant ; ne leur doit-on pas, peu ou
prou, sa survivance ?
I. B. : En effet, il est évident qu'Oswald Wirth et
d'autres
avant, puis après lui, ont contribué à maintenir allumée, sinon à
revivifier la flamme du tarot. On sait qu'Antoine Court de Gébelin est
le premier à avoir écrit sur la possibilité d'utiliser le tarot comme
support divinatoire à la fin du xvıııe
siècle. S'il n'avait
pas été suivi par Etteilla qui en popularisa le concept par ses
ouvrages, ses consultations et son tarot ésotérique, il est probable
qu'Éliphas Lévi n'aurait pas eu vent des idées qu'il a lui-même
exprimées au milieu du xıxe
siècle dans son Dogme
et rituel de la haute magie, et notamment
l'association des caractères hébreux aux vingt-deux arcanes du tarot,
telle que suggérée originellement par Court de Gébelin. Dans cette
continuité, même s'il ne propose pas de bibliographie dans son ouvrage
de 1949, Paul Marteau s'appuie manifestement sur ses prédécesseurs.
C'est peu avant qu'il invente (ou tout au moins popularise) le concept
du
livret d'accompagnement d'un jeu de carte divinatoire, tel que celui
qui sera offert avec son Ancien
tarot de Marseille, et qui se trouve toujours dans la
boite du jeu de cartes aujourd'hui. Il est évident qu'un petit livre
contribue au succès d'un
jeu de cartes, et surtout, permet de communiquer les méthodes
d'utilisation ainsi que les théories plus ou moins personnelles de
l'auteur. Le concept du livret sera repris par de nombreux cartiers et
on ne conçoit plus aujourd'hui d'acquérir un jeu de cartes sans qu'il
soit accompagné d'explications. Plus récemment, à la fin du
xxe
siècle, Alexandro Jodorowsky et Marianne Costa ont avancé
de nouvelles idées qui ont stimulé la passion des vétérans et attiré
les néophytes. Même si ce succès est du à une présentation pédagogique
de qualité et à des idées novatrices, on y retrouve encore une fois
l'influence des anciens.
Ce qui peut expliquer la survivance et le succès du tarot, est que toutes ces idées, inventées ou découvertes par des auteurs qui se reprennent successivement ou mutuellement, parlent à une part de notre esprit particulièrement réceptif aux images et aux symboles. Présentées à la manière d'archétypes jungiens, c'est un peu comme si ces idées sommeillaient en nous et n'attendaient qu'une expression littéraire à notre porté. Car en définitive, et pour citer Oswald Wirth, dans son tarot des imagiers du Moyen-âge : « Les idées dont s'inspire le Tarot sont d'une extrême antiquité. Les idées n'ont pas d'âge : elles sont aussi vieilles que la pensée humaine ; mais elles ont été exprimées différemment selon les époques. » |
Antoine Court de Gébelin, auteur du premier écrit proposant un usage interprétatif du tarot : Le Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne, vol. VIII, 1781 Couverture d'un ouvrage qui
mettra le pied à l'étrier de nombreux taromanciens du milieu
du xxe
siècle : Le tarot de
Marseille, par Paul Marteau, 1949
Édition originale du Tarot des imagiers du Moyen-âge,
Oswald Wirth, 1927
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